Un épisode de Gaza Stories consacré à Mariam Abu Daqqa, combattante pour les droits des femmes.
Evangéliques : en Israël, l’essor d’un « sionisme chrétien » made in USA
Guillaume Gendron, Libération - 18 mai 2019
vendredi 31 mai 2019
En Cisjordanie occupée, des saisonniers aux trois quarts américains se relaient dans les vignes de l’association Ha Yovel. « Du travail divin tangible », défend le fils de son fondateur.
Descendant autoproclamé de Mark Twain, taillé comme un bûcheron de pub de whisky, Nate Waller est sûr de son fait. « Dans la Bible, y’a rien qui parle de planter des tomates dans le Tennessee, énonce l’Américain de 26 ans, en référence à l’Etat où il a grandi. Par contre, les prophètes parlent bien des oliviers et des vignes des collines d’Israël. »
C’est la saison de la taille dans ce coin de Cisjordanie occupée, que les colons et le gouvernement israélien appellent « Samarie », comme dans les textes sacrés. Les bottes en plastique et les sécateurs de ces saisonniers pas comme les autres sont flambant neufs. La trentaine d’hommes, barbe fournie et accent traînant du Midwest pour la plupart, sont tous bénévoles. Ces chrétiens évangéliques ont même cassé leur tirelire pour le privilège de suer sur cette terre biblique en contrebas de la colonie de Shilo. Une forme de pèlerinage politiquement chargé aux ambitions messianiques, symbolisant l’essor d’un « sionisme chrétien » made in USA, devenu ces dernières années le meilleur allié de la droite israélienne annexionniste.
Pendant le casse-croûte, le propriétaire juif du vignoble, cheveux blancs en cascade sous sa calotte de laine, raconte une anecdote talmudique au petit groupe. Les cours d’histoire biblique font partie intégrante du programme. Une visite de Hébron, lieu saint mais aussi et surtout plus vif point de tensions entre colons et Palestiniens, est prévue dans l’après-midi.
Packages
C’est le père de Nate Waller qui a fondé l’association Ha Yovel (« le jubilé » en hébreu), il y a douze ans. Le staff pléthorique, du « chef de la sécurité » au « chargé de relations avec les donateurs », est constitué presque uniquement des onze enfants de l’agriculteur baptiste. Après plusieurs années chez les amish, Waller senior aurait eu une « révélation divine » en posant le pied en Israël. « Mon père a vu un miracle : ces terres ont été désolées pendant 2000 ans, rien n’y poussait jusqu’à ce que les Juifs reviennent », raconte le rejeton, reprenant la lubie d’une Palestine comme « terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Il poursuit : « A leur retour, la terre a réagi ! Et mon père a trouvé triste qu’aucun chrétien ne leur vienne en aide, alors que ces gens accomplissent la parole divine et qu’on les a tant persécutés. »
Depuis l’épiphanie du père Waller, plus de 2 000 « ouvriers pèlerins » ont souscrit aux différents packages, du simple DVD au pèlerinage « all inclusive », 350 euros la semaine, billet d’avion non compris, avec taille l’hiver (réservée aux hommes) et vendanges (mixte) à l’automne. Les trois quarts de ces saisonniers messianiques sont américains, le reste vient d’Europe, d’Asie ou d’Afrique du Sud. La majorité a eu vent de l’organisation par Internet plutôt que par leurs pasteurs. « Avec ma femme, on s’est intéressé au christianisme messianique sur le Net, et je suis tombé sur une de leurs vidéos. Ça m’a ouvert les yeux », dit Vincent Lem, informaticien hongkongais de 53 ans. Tous pensent mettre en œuvre une prophétie qu’ils appellent la « Restauration ». « Les vignes, c’est un premier pas vers le retour du Messie à Jérusalem, une fois le Temple reconstruit, décrypte Nate Waller. Beaucoup de chrétiens questionnent notre démarche, mais c’est juste un retour à la base. C’est la chrétienté qui a perdu son chemin, pas nous. »
Pour Steve Borgelt, électricien rouquin venu de Cleveland, le calcul est simple : « La Bible dit : si tu bénis le peuple de Dieu, tu seras béni. Et puis ici, je participe directement à l’accomplissement des plans de Dieu. » Waller, toujours une formule sur le bout de la langue : « Du travail divin tangible. » « C’est mieux que de rester assis à l’église », résume Steve Borgelt.
Au départ, les colons n’ont pas vu d’un très bon œil ces étranges samaritains, presque plus maximalistes qu’eux. « Les rabbins pensaient qu’il s’agissait de missionnaires cherchant à nous convertir, raconte Micki Bar Neder, interprète et accompagnateur local de Ha Yovel. Aujourd’hui, les gens d’ici [les colons, ndlr] sont très contents de voir ces étrangers nous soutenir, surtout à l’époque du BDS [mouvement international de boycott d’Israël contre l’occupation des Territoires palestiniens]. » Dans une poignée de colonies, quelques rabbins irréductibles interdisent toujours à leurs ouailles d’accepter cette aide. Car selon cette prophétie, au Jugement dernier, les Juifs auront le choix entre se convertir ou périr.
Perspective qui fait plutôt rire le guide sexagénaire. « On verra bien à la fin qui a raison, balaye Bar Neder. Ceux qui prient penchés ou les bras vers le ciel. Si c’est le vrai Messie, tout le monde le reconnaîtra, ce sera réglé. Le vrai problème, aujourd’hui, ce sont les païens », s’alarme-t-il.
Glacières
Le guide juif et l’agriculteur américain en conviennent, ils ont beaucoup en commun. « Dans l’expression "sionisme chrétien", je ne vois pas de contradiction », opine le premier. « Jésus était sioniste. Il adorait le Temple, un vrai zélote ! » renchérit l’autre. De fait, les premiers colons juifs des années 70 comme les évangéliques modernes partagent la conviction que la guerre des Six Jours en 1967 et la conquête de la Cisjordanie furent une victoire divine. « Tous ceux qui disent aux Juifs de rendre cette terre s’opposent à la volonté de Dieu », conclut Borgelt.
Les glacières de pique-nique à peine fermées, le chant du muezzin d’un village palestinien voisin résonne dans les vignes. « Les Arabes, on n’a rien contre eux du moment qu’ils se soumettent à la loi d’Israël, lance Waller. Mais ils doivent comprendre qu’ici, c’est le cœur d’Israël. La soi-disant "Cisjordanie", ça n’existe pas. » Et d’ajouter : « On a déjà une solution à deux Etats : l’Arabie Saoudite pour les Arabes, Israël pour les Juifs. »
La divulgation imminente du « deal du siècle » de Donald Trump, annoncée comme très favorable aux Israéliens, suscite ici un mélange de défiance et de désintérêt. « Faut voir ce qu’il y a dedans, j’espère qu’il n’y aura pas de concessions à faire côté israélien », s’inquiète Waller. L’ambassade américaine à Jérusalem, inaugurée il y a un an ? « Un bon début mais faudrait pas que ça devienne un levier contre les Israéliens. » Il se félicite néanmoins de ses bons rapports avec l’administration américaine actuelle et vante ses liens avec le ministère israélien de l’Intérieur, qui fournit des visas humanitaires à tous ces activistes agricoles, et même un diplôme d’« ambassadeurs officiels de la Judée et Samarie ».
Si son action est voyante, Ha Yovel reste un nain parmi la myriade d’organisations philanthropiques chrétiennes pro-Israël, dont la quasi-totalité se rattache à la mouvance évangélique, à l’instar de la puissante International Fellowship of Christians and Jews (IFCJ). Elles injectent environ 175 millions de dollars (157 millions d’euros) par an dans divers projets, allant de l’aide aux démunis à des bourses pour l’« alyah », l’immigration des Juifs de la diaspora en Israël. Selon le quotidien Haaretz, plus d’un tiers de ces sommes sont consacrées à des projets de soutien à la colonisation dans les Territoires occupés.