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Elia Suleiman a enchanté le Festival de Cannes et a reçu le "Prix spécial du Jury" !

Marcos Uzal, Libération - Article du 26 mai 2019

vendredi 31 mai 2019

Burlesque. Avec acuité et humour, Elia Suleiman se raconte en cinéaste palestinien cherchant sa place dans le monde face au regard des autres. Son dernier film, "It Must Be Heaven", a apporté un peu de poésie à la compétition avec sa nouvelle rêverie entre légèreté et gravité.

Enfin des nouvelles d’Elia Suleiman, qui n’avait pas réalisé de long métrage depuis exactement dix ans (le Temps qui reste), et elles sont plus qu’excellentes : It Must Be Heaven est formidable. Comme le dit Gael García Bernal dans une scène du film, en le présentant à une productrice new-yorkaise, Suleiman « est un réalisateur palestinien mais ses films sont drôles ». Tout est bien sûr dans le « mais » : être à la fois cinéaste et palestinien et très drôle relève a priori de l’incongruité géopolitique et cinématographique.

Cette singularité est la matière même de ses films, et du dernier plus que de tout autre. Avec son visage à la Buster Keaton, il y joue une fois encore son propre rôle - un cinéaste de Nazareth qui passe le plus clair de son temps à observer ses semblables, puis qui part en voyage à Paris et New York pour tenter de financer son prochain film et parler de son travail devant des assemblées d’étudiants ou d’exilés du Moyen-Orient.

A l’étranger, on attend seulement d’un Palestinien qu’il soit palestinien, c’est-à-dire avant tout le représentant de toutes les luttes et de tous les malheurs de son peuple. Plutôt que de fuir cette fatalité, Suleiman s’amuse à retourner le problème : et si plutôt que d’être l’exception, il n’était pas au contraire la règle ? En d’autres termes : et si nous, Parisiens ou New-Yorkais, n’étions pas tous un peu palestiniens sans le savoir ?

A Paris, un producteur français (Vincent Maraval, dans son propre rôle) lui dit qu’il aimerait bien produire son film, pour raisons politiques plus que mercantiles, mais que le problème de son scénario est justement de n’être « pas assez palestinien », en ajoutant que « ça pourrait tout aussi bien se passer ici ». Suleiman ne donne pas tort à cette dernière remarque mais il en inverse le sens : ça pourrait se passer ici parce que Paris, c’est encore la Palestine. Le cinéaste le dit explicitement dans le dossier de presse : « Si dans mes précédents films, la Palestine pouvait s’apparenter à un microcosme du monde, mon nouveau film tente de présenter le monde comme un microcosme de la Palestine. »

Échos

L’idée est géniale, et c’est là qu’être à la fois palestinien et drôle n’a absolument rien d’une contradiction. L’humour de Suleiman, proche du burlesque d’observation de Jacques Tati ou Otar Iosseliani, consiste à prélever de la réalité des détails significatifs et à les pousser jusqu’au ridicule ou l’absurde. Quand le procédé est réussi, comme ici, son artificialité ne fait que révéler celle du monde. La précision du burlesque, y compris lorsque les gags semblent énormes, est alors une forme suprême d’acuité. A Nazareth, toutes les questions politiques sont traitées de biais, à travers une savante utilisation du cadre - des gestes, des petites tensions, des microconflits, toujours plus ou moins liés à des histoires d’espaces à délimiter, à contrôler, à traverser, à franchir, à forcer. On en retrouvera de constants échos à Paris et à New York, en tant que prolongements de la Palestine qui s’ignorent. La capitale française y est montrée comme une ville que la surveillance, la sécurité, l’hygiénisme ont fini par faire ressembler à une sorte de grand aéroport aseptisé, même dans ses manifestations de bienveillance (on sert un plateau-repas à un SDF comme s’il était dans un avion, en lui demandant s’il préfère du poulet ou du bœuf, du tiramisu ou de la panna cotta…), et dont les rues sont surtout dédiées aux défilés en tout genre : de mode, de flics, d’engins militaires. Suprême ironie : on ne verra pas d’arme à feu dans la partie palestinienne, alors qu’elles sont omniprésentes à Paris et à New York.

Yeux bandés

Au milieu de tout ça, Suleiman, qui ne prononce qu’une phrase pendant tout le film, se présente d’abord comme un regard, jouant presque uniquement avec les yeux, leurs expressions et directions. Cette performance d’acteur, où il se révèle plus keatonien que jamais, est une façon d’affirmer sa place de cinéaste et de Palestinien : d’abord un regard contemplant le monde en perpétuel étranger, avant de le recomposer dans une forme d’une précision musicale, comme le sont ces gestes. Et ça n’est pas un hasard si la seule vraie image de répression montrée dans la partie palestinienne est un regard entravé : une femme aux yeux bandés dans une voiture conduite par deux soldats israéliens s’échangeant leurs lunettes de soleil.

Même si c’est ce que le film tente de nous faire sentir avec une désopilante insolence, il serait douteux de conclure que nous sommes tous palestiniens. Il y a au moins une différence entre eux et nous, magnifiquement exprimée par un hôte new-yorkais de Suleiman : « Tout le monde boit pour oublier, les Palestiniens sont les seuls à boire pour se souvenir."

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