Ces articles font l’analyse des évènements en Palestine au cours de l’année 2022 et interrogent l’avenir pour les Palestiniens, pour la société israélienne et pour le Moyen Orient.
« Bilan de l’année 2022 : l’heure de vérité pour la Palestine »– 01/01/2023- Chronique de Palestine. Article de grande qualité qui analyse finement des évènements de 2022 vécus par les Palestiniens et leurs conséquences, par 3 jeunes journalistes palestiniens et étatsuniens. (…)
Israël : deux ONG détaillent la mécanique de l’apartheid
9 mars 2021 - Par René Backmann sur MEDIAPART
lundi 22 mars 2021
Le nombre de colons israéliens en Cisjordanie, multiplié par cinq depuis les accords d’Oslo de 1993, approche aujourd’hui 700 000. Cette explosion de la colonisation est le fruit d’une politique délibérée menée depuis des décennies. Un rapport de deux ONG israéliennes, B’Tselem et Kerem Navot, en démonte le mécanisme.
Au cours de la dernière décennie, Israël a imposé un régime de suprématie juive à la terre qui s’étend des rives de la Méditerranée aux berges du Jourdain. Que la Cisjordanie n’ait finalement pas été officiellement annexée, comme le projetait l’année dernière le gouvernement de Benjamin Netanyahou, n’a rien changé au fait qu’elle a été traitée par Israël comme s’il s’agissait de son propre territoire. En particulier lorsqu’on voit le caractère massif des ressources investies dans le développement des colonies ou des infrastructures destinées à leurs résidents.
Cet investissement majeur démontre clairement la nature des plans du régime pour le long terme, qui scellent le statut de millions de Palestiniens en tant que sujets sans droits ni protections. Privés de toute possibilité d’influer sur leur propre avenir, contraints de vivre dans des enclaves séparées les unes des autres et en proie au marasme économique.
Ce constat est extrait d’un rapport alarmant de 50 pages (« This is ours – And this too ») (lire ci-dessous le document en anglais) que publient, mardi 9 mars, l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem et une autre ONG israélienne, Kerem Navot, qui étudie depuis 2002 le développement de la colonisation des territoires occupés.
Rapport de B’Tselem et Kerem Navot
Selon ce document, sur les 14 millions de personnes qui vivent aujourd’hui entre la Méditerranée et le Jourdain, près de 6,87 millions (48,7 %) sont des Israéliens, et 6,76 millions (47,9 %) des Palestiniens. Parmi les premiers, 6,2 millions vivent dans les limites actuelles d’Israël et 662 000 sont implantés dans les colonies de Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est).
Pour les Palestiniens, 2,75 millions vivent en Cisjordanie, près de 2,05 millions dans la bande de Gaza, 1,6 million sont des citoyens israéliens et 350 000 environ sont des résidents de Jérusalem-Est. Mais ces différentes populations sont loin de se développer dans les mêmes conditions et au même rythme.
À la fin de 2019, constatent les auteurs du rapport, 441 619 colons israéliens vivaient en Cisjordanie (hors Jérusalem-Est). Selon le Bureau central des statistiques israélien, la population des 280 colonies implantées en Cisjordanie a progressé de 42 % depuis 2010 – au lendemain du retour au pouvoir de Benjamin Netanyahou – et de 222 % par rapport à 2000. Pour la seule année 2019, le nombre de colons a progressé de 3,2 %. Soit 68 % de plus que la population globale d’Israël, dont l’accroissement, la même année, était seulement de 1,9 %.
À titre d’exemple de l’inégalité des taux de progression, selon les types de colonies ou de population, le rapport cite les cas des deux plus grandes colonies ultra-orthodoxes de Cisjordanie – Modi’in Illit, à mi-chemin entre Jérusalem et Tel-Aviv, et Beitar Illit, à l’ouest de Bethléem – qui réunissent 140 053 colons, soit un tiers de la population israélienne de Cisjordanie. Elles ont connu une progression démographique explosive de 435 % depuis 2000.
Comment s’expliquent ces progressions massives et ciblées qui font aujourd’hui de la Cisjordanie un assemblage de colonies de plus en plus nombreuses et peuplées, reliées par un réseau routier spécifique, qui rattache chaque centre de population juive au réseau routier israélien, tout en contribuant à l’éparpillement et à l’isolement des multiples îlots de l’archipel territorial palestinien ?
L’un des intérêts majeurs du rapport de B’Tselem et Kerem Navot est d’apporter des éléments de réponses clairs et documentés à cette question. « Depuis plus de cinq décennies, écrit-il, tous les gouvernements israéliens ont ouvertement et officiellement encouragé les Juifs à s’installer dans les colonies et développé des possibilités financières dans ce but, à destination des colonies et de leur environnement. Cette politique est appliquée à travers deux types d’allocations et d’incitations. Celles offertes aux colons sur une base individuelle et celles offertes aux colonies, qui sont clairement discriminatoires lorsqu’on les compare aux allocations attribuées aux collectivités locales à l’intérieur du territoire israélien. »
L’un des principaux outils conçus et utilisés par le gouvernement israélien pour acheminer des ressources aux résidents des colonies est le classement de ces implantations en « zones de priorité nationale » (ZPN), ce qui autorise leurs résidents à bénéficier d’avantages divers et d’allocations spécifiques, notamment en matière de logement, d’éducation et d’aide sociale.
Les principales allocations offertes aux colons sont des aides au logement, qui peuvent atteindre des centaines de milliers de shekels (1 euro = 4 shekels). Ce qui peut permettre à des familles modestes d’acheter un logement dans une colonie. D’autres allocations, qui peuvent atteindre 1 million de shekels par personne, sont proposées aux entrepreneurs ou aux fermiers installés dans les colonies et même dans les « avant-postes » de colonisation créés sans autorisation officielle, mais la plupart du temps avec l’aide et le soutien de l’État.
Cette politique d’incitation à la colonisation, qui s’applique aussi aux entreprises et aux exploitations agricoles, se traduit généralement par des appropriations sauvages, le plus souvent soutenues par l’armée, de terres palestiniennes. Ou par des expropriations administratives.
Le rapport de B’Tselem et Kerem Navot analyse aussi l’impact géographique et stratégique de deux blocs de colonies qu’Israël s’efforce depuis des années de renforcer et d’étendre.
Le premier, au sud-ouest de Bethléem, s’étend de la ligne verte – qui sépare symboliquement Israël de la Cisjordanie – à l’ouest, jusqu’aux confins du désert de Judée, à l’est. Le deuxième bloc, au centre de la Cisjordanie, s’étend depuis la colonie d’Ariel, à l’ouest, jusqu’aux hauteurs qui dominent la vallée du Jourdain, à l’est, englobant les colonies d’Eli, Shilo, Rehelim, Maale Levona et une dizaine d’avant-postes.
Ils ne rassemblent environ que 121 000 colons, mais ils permettent de contrôler deux des axes routiers nord-sud qui traversent la Cisjordanie. Et, surtout, ils contribuent à diviser le territoire occupé, à soustraire aux villageois d’énormes quantités de terres cultivables et à rendre impossible la création d’un espace politico-économique viable pour les Palestiniens.
« La politique de colonisation, écrivent en conclusion les auteurs du rapport, est une expression claire du régime israélien d’apartheid, qui recourt à de multiples moyens pour promouvoir et perpétuer la suprématie d’un groupe – les Juifs – sur un autre groupe – les Palestiniens – dans toute la région qui s’étend du Jourdain à la Méditerranée. »
Cette vision inquiétante de l’avenir d’Israël sera-t-elle débattue lors de la campagne en cours pour les élections législatives du 23 mars – le 4e scrutin en deux ans ? Les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui dans le pays, on peut en douter.